CHAPITRE XIII
Dès les premiers instants des pourparlers, Elka de Tehlan surprit son monde : elle prit la parole et, dans un style qui tranchait avec le ton habituel de ses discours, déclara :
— Messeigneurs, je suis présente pour vous faire à tous mes excuses...
Il y eut un murmure d’étonnement. Elka se tourna vers Perth de Xanta et, s’adressant directement à lui, continua :
— A vous, duc Perth, je demande pardon pour mes fautes. J’ai manqué de discernement à votre égard et vous ai mal jugé. De plus, je me suis montrée injuste envers votre Maison... Tout cela provient de ce que j’ai eu peur de vous !
Perth de Xanta s’agitait sur son siège. Kohr, qui l’observait, assis un peu plus loin, songea qu’il ne devait guère être à l’aise. Il attendait la bataille, et l’adversaire se dérobait, déversant du miel sur les plaies les plus vives. Mais il en faudrait plus pour l’amadouer.
C’était bien ce que devait penser Elka, car elle poursuivit, sur le même ton de confession :
— Quand je suis arrivée à Vonia, je ne connaissais guère de ce royaume que les récits qu’on en faisait à Tehlan. Ces contes n’étaient pas faits pour rassurer la toute jeune fille que j’étais alors. Vonia avait été notre ennemi durant un siècle, et des flots de sang tachaient son nom. Vous, duc, étiez décrit à peu près comme un ogre, ou un monstre... En tout cas, un guerrier impitoyable, toujours à la pointe des combats, et le seul à avoir tenu en échec les armées de mon père.
Elka marqua une pause et Kohr réprima un sourire. Cette diablesse avait une façon de présenter les choses ! Son oncle ne pouvait s’empêcher de se rengorger comme un paon.
— A peine mariée, j’ai dû faire face aux difficultés du pouvoir. Je n’avais aucune expérience. Sans doute me suis-je fiée à de mauvais conseillers. Messire duc, ils m’ont fait ressortir que vous n’aviez pas accepté de gaieté de coeur la paix avec Tehlan et que vous brûliez de reprendre le conflit.
Perth de Xanta prit un air scandalisé, qui ne pouvait tromper personne. Chacun savait qu’effectivement, lors de la ratification du traité entre Vonia et Tehlan, il avait émis les critiques les plus dures sur sa validité.
— Majesté, protesta-t-il néanmoins, je me suis montré loyal ! La paix était signée, je n’allais pas m’élever contre !
— Et comment aurais-je pu en avoir la certitude ? Je ne vous connaissais pas... A l’heure actuelle, j’ai compris que je me trompais... ou plutôt que j’avais été trompée. Seulement à l’époque, qui me disait que vous n’étiez pas prêt à intriguer pour rallumer la guerre ? N’oubliez pas que pour moi, vous étiez responsable de la mort de milliers de Tehlans. J’ai commis une faute en m’éloignant de vous, c’est vrai, mais de votre côté, vous n’avez rien fait pour m’assurer de votre amitié. Vous clamiez que j’étais une étrangère, une ennemie. Vous me détestiez sans me connaître... C’est du moins l’impression que j’avais. D’autres que vous m’ont fait meilleure figure... Il était inévitable que je me tourne vers eux plutôt que vers vous.
Le duc se renfrogna. Kohr décida qu’il était temps de dévier l’orage.
— Ces choses-là devaient être dites, énonça-t-il avec une certaine emphase. Les erreurs passées expliquent souvent les malheurs présents. (Comme cette remarque s’appliquait à lui-même !) Toutefois, nous ne sommes pas réunis pour disserter de ce qui fut mais de ce qui est. L’heure est grave. Nous devons oublier nos différends, passer outre les malentendus et oeuvrer pour le bien de Vonia... de toutes les régions de Vonia.
Un murmure approbateur monta autour de la table. Elka sourit au jeune homme. Un sourire qui lui perça le coeur. Il lui semblait que c’était dans une autre vie, dans un autre monde qu’il l’avait tenue entre ses bras. Kohr Varik n’aimait plus. Kohr Varik avait le coeur sec et vide. Il détourna le regard.
— Le seigneur Kohr Varik parle avec une grande sagesse, reprit Elka. J’ai des torts, le duc de Xanta en a d’autres. Chacun, ici, en a peu ou prou. Cela nous a conduits à nous affronter... Le désordre s’est installé. Des croyances funestes sapent les fondements de l’ordre établi. Messires, il faut que nous fassions la paix, sans arrière-pensées, de façon à nous retourner contre l’ennemi commun, contre le barbare, contre le démon !
Elka se tut. Des applaudissements éclatèrent, montant des places où se tenaient ses partisans. Avec un temps de retard, lentement et la mine sévère, Kohr claqua trois fois des mains. La jeune femme lui jeta un regard appuyé.
— Tout cela est bel et bon, dit alors Ethi, mais Votre Majesté doit comprendre que si nous avons aussi soif de paix qu’elle-même, nous ne pouvons ratifier un traité sans garanties solides... Maintes fois nous avons eu la preuve que le langage de la cour était à double sens. Sans doute Votre Majesté a-t-elle éloigné les mauvais conseillers qui l’ont amenée à commettre des erreurs, mais ces mécréants ont toujours des appuis à Vonia. Nul doute qu’ils oeuvreront pour renverser la situation à leur avantage...
— M’est avis, s’écria un autre rebelle, que la seule garantie valable serait de voir ces faquins pendouiller au gibet !
— Non ! protesta un des fidèles d’Elka. Ce serait un déni de justice ! Ceux dont vous parlez ne sont coupables d’aucun crime !
— Cela reste à prouver !
Des grondements montèrent, des invectives. Des hommes se montraient le poing.
Kohr se leva d’un bond et, dégainant, planta brutalement son épée dans la table. Il y eut un grand silence.
— Assez ! gronda-t-il. Désirez-vous donc que nous continuions à nous déchirer ? Il faut prononcer ces noms auxquels nous pensons. Le duc Perth s’est senti menacé à l’instant où le comte Mussidor...
— Maintenant duc ! l’interrompit Ethi.
— Le duc Aliès a pris la tête du Grand Conseil. Chacun, à Vonia, savait que leur haine réciproque ne pouvait déboucher que sur le malheur. Aujourd’hui, le malheur est là. Majesté, parlons net : il ne saurait y avoir de paix tant qu’Aliès Mussidor et son clan graviteront seuls dans votre entourage, et que vous n’entendrez que leurs avis... Pour ma part, je n’ai aucunement le désir de m’immiscer dans cette querelle. C’est pourquoi je parle en ce moment.
Perth de Xanta ne semblait pas satisfait du tout que ce soit Kohr qui parle à sa place. La reine, par contre, souriait d’un air tout à fait chaleureux.
— Messire Varik, répondit-elle, j’ai compris cela. J’ai éloigné le duc Mussidor, réalisant qu’il ne me conseillait pas au mieux des intérêts de la couronne.
— Il aurait fallu le faire exécuter ! s’écria Ethi.
Elka fit face à l’importun, très froide.
— C’eût été une solution, approuva-t-elle. Eliminer le duc Aliès, nommer à sa place au Conseil votre père... et me retrouver dans la même situation que maintenant, face cette fois-ci aux alliés de la maison de Mussidor. Cela ne sera pas, seigneur, je vous l’affirme tout net !
Les murmures renaquirent, encore plus véhéments que l’instant d’avant. Kohr reprit la parole :
— Votre Majesté devrait éviter de nommer au Grand Conseil des membres d’un seul des clans importants de Vonia. Ne pensez-vous pas, messires, qu’il faudrait surmonter nos divisions ? Toutes les Maisons devraient être représentées au conseil et oeuvrer enfin pour Vonia dans son ensemble !
— Je ne siégerai jamais aux côtés d’un Mussidor ! rugit Ethi.
— Je ne crois pas que tu sois amené à siéger ! Si un Xanta doit le faire, ce sera ton père, pas toi !
— Seigneurs, je vous en prie !
C’était le vieux baron Tharum, loyaliste s’il en était, qui venait d’intervenir. Il avait une réputation de sagesse, et était très écouté.
— Parlez, baron, invita la reine.
— Je dis que le comte Varik a raison... Notre pays fait face à des périls tels que nous devons tous nous unir, loin des querelles partisanes. Chacun sait que j’ai désapprouvé l’attitude du duc de Xanta, que j’ai confié à mon fils le commandement de mon armée et que j’ai rejoint le camp de Sa Majesté. Beaucoup des miens ont péri à la bataille de Lukan. Mon fils y a perdu un bras. Il n’est plus qu’un infirme et mon coeur saigne. Pourtant, je suis prêt à donner la main au duc Perth, pour le bien du royaume. La haine n’a jamais engendré que la haine, et elle est destructrice. Nous ne devons pas détruire Vonia là où cent ans de guerre contre Tehlan n’y sont pas parvenus.
Il se rassit. Il y eut un silence. Elka se leva.
— Messires, déclara-t-elle, mon but est de mettre fin à ce conflit et de bâtir un gouvernement qui s’attaquera aux vrais problèmes. Réformes, distribution des terres incultes... et lutte contre l’hérésie.
Les nobles échangèrent des regards. Perth de Xanta se leva à son tour.
— Majesté, j’ai entendu vos paroles. Elles ne peuvent qu’inciter chacun de nous à déposer les armes. Malheureusement, il y a déjà eu beaucoup de paroles apaisantes, qui n’ont débouché que sur la violence et la guerre. Pour que j’abandonne ma juste lutte, il me faut des garanties... Des garanties solides.
Elka dédia au duc son plus ravissant sourire.
— Mais, seigneur, ne sommes-nous pas là précisément pour en discuter ?
*
**
Les négociations de Clerk durèrent jusqu’au début de l’été. A plusieurs reprises, elles furent bien près d’être brisées, s’interrompant pour des périodes plus ou moins longues, pendant lesquelles il n’y avait plus que des déclarations brutales, venant de l’un ou l’autre camp, affirmant que tout était terminé et que la perfidie de la reine, ou du duc Perth, allait replonger Vonia dans la guerre.
En fait, on ne cessa jamais de discuter. Quand il n’y avait pas de réunion, les seigneurs se rencontraient entre eux, au hasard – organisé – de chasses, de promenades, de joutes, et ils conféraient des problèmes qui se posaient.
Trois personnes se dépensèrent sans compter pour qu’aboutissent les pourparlers. Ce furent Kohr Varik, le baron Thanum... et la reine elle-même. Leurs intérêts divergeaient par des détails parfois importants, mais leur désir de paix était tel qu’ils venaient à bout de tous les différends – et ils étaient nombreux – entre les divers nobles présents. Kohr se mettait en quatre pour rapprocher les camps opposés, et il passa plus d’heures en arguties, lors de cette période, qu’il n’en avait passé dans les salles d’armes à l’époque de sa jeunesse !
En réalité, s’il se donnait ainsi à ce travail de diplomate, s’il s’épuisait à la tâche, c’était principalement pour oublier ses infortunes conjugales. Gamlla ne fréquentait pas la couche d’Ethi – d’autant que dame Iladia avait annoncé son arrivée prochaine à Clerk – mais elle n’était plus que froideur et indifférence envers son époux. Plusieurs fois, celui-ci lui avait demandé de réfléchir, de renoncer à le quitter. Elle lui avait répondu qu’elle souhaitait qu’il la tue, pour la laver de sa souillure, et que s’il ne le faisait pas, elle n’avait plus rien à lui dire. C’était une question d’honneur, de tradition.
Avec amertume, Kohr réalisait qu’il serait peut-être l’artisan de la paix à Vonia, mais qu’on le raillerait à jamais comme le complaisant seigneur qui avait laissé sa femme l’abandonner pour un autre.
Un soir, alors qu’il discutait avec Elka, ce sujet douloureux arriva dans leur conversation. Il n’y avait plus rien eu entre Kohr et la reine. Ils n’avaient pas même fait allusion à leur liaison passée. Ils travaillaient, et rien d’autre ne semblait compter. A présent, approchant du but, ils en étaient à mettre au brouillon les grandes lignes du traité qui ramènerait la paix à Vonia.
— Il ne doit plus y avoir de président du Grand Conseil, hormis la personne royale, assurait Kohr. Il faut réformer cette institution de façon à ce qu’elle n’apparaisse plus comme un privilège que les seigneurs se disputent et qui entraîne des haines farouches. La présidence devra être tournante et les décisions mises aux voies... avec prépondérance, bien sûr, de la parole royale...
Elka interrompit le jeune homme en posant une main sur la sienne. C’était la première fois qu’elle se permettait un tel geste depuis qu’ils s’étaient retrouvés.
— Kohr, coupa-t-elle, pourquoi détruis-tu ton bonheur ?
Il la fixa sans répondre. La reine avait une grande douceur dans le regard.
— Est-il possible que le même homme qui agit avec une telle abnégation, une telle volonté, un tel sens de l’honneur de Vonia, soit celui qui se ridiculise en étalant sa veulerie et son infortune conjugale ?...
Kohr avait pâli mais resta silencieux. Elka serra plus fort sa main.
— Je déteste Gamlla de Sandrithar. J’ai du mal à ne pas me ruer sur elle une arme à la main chaque fois qu’elle paraît devant moi. Je n’oublierai jamais l’humiliation qu’elle a infligée à mes armées. Seulement je sais... tout le monde sait... qu’elle n’aime que toi et que tu l’aimes également... Kohr... Réalises-tu bien comme il m’est difficile, à moi... moi... de te parler ainsi ? Pourtant, je me force... Tu dois lutter pour reconquérir Gamlla. Tu ne peux l’abandonner à ce misérable Ethi de Xanta. Tu ne vois donc pas qu’il ne cherche qu’à t’humilier, te rabaisser ? Et il n’y réussit que trop bien.
— Je sais...
— Et tu le laisses faire ! L’honneur de la Maison de Varik t’importe-t-il donc si peu ? Que crois-tu que pense Lynn, en ce moment, seule dans ton château, elle qui administre tes domaines alors qu’elle vient d’accoucher ? Tu dois réagir ! Sinon... je crois que je finirai par te mépriser, moi aussi... malgré l’amour que je te porte.
Kohr tressaillit et regarda enfin Elka dans les yeux.
— Tu... tu m’aimes encore ? balbutia-t-il. Même si... je suis ton ennemi ?
Sa campagne secoua la tête d’un air apitoyé. Elle lui caressa la joue.
— Enfant, murmura-t-elle. L’amour que je te porte est la seule certitude qui me reste en monde. Il ne s’éteindra qu’avec ma vie. Et je ne t’ai jamais considéré comme mon ennemi !
Il esquissa un geste vers elle. Mais la jeune femme le repoussa doucement.
— Non... Je n’ai pas le coeur à cela... Et puis... Le Kohr que j’aime est fort, noble, courageux... (Elle soupira.) Bon... Où en étions-nous ?
*
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Les négociations s’achevèrent à quelques jours de la grande fête qui, à chaque solstice, célébrait l’union des hommes et des divinités de la nature. Chacun, à Clerk, avait voulu en finir afin de lier symboliquement la ratification du traité de paix aux dieux du Renouveau.
Dans l’ensemble, on pouvait constater que ce traité marquait un net recul du pouvoir royal. Le Grand Conseil n’existait plus tel qu’il avait été créé des siècles auparavant. Une assemblée des seigneurs le remplacerait, lesquels seigneurs éliraient des représentants qui siégeraient auprès de la reine et décideraient avec elle du gouvernement du royaume. Il ne faisait aucun doute que cette sorte de ministère de tutelle – bien qu’Elka, et elle pouvait en cela remercier Kohr Varik, conservât sa voie prépondérante – serait dominé par le duc Perth de Xanta. Mais ce dernier verrait son influence contrebalancée par la présence de plusieurs nobles loyalistes et même par celle de trois anciens ministres qui ne le portaient pas trop dans leur coeur. En outre, Kohr avait insisté pour que les accords prévoient l’élection d’un parlement réunissant, outre les nobles, les représentants des cités et bailliages du royaume. Il s’était heurté à un véritable tollé, mais Elka avait fini par se rallier à cette vue plutôt révolutionnaire. Toutefois, aucune date n’avait été prévue pour la formation de cette assemblée.
Militairement, les armées des Coalisés devaient abandonner tout le terrain conquis au cours de la campagne et se voir dissoutes aussitôt rentrées chez elles, à l’exception des habituelles garnisons seigneuriales. Elka s’engageait à ne pas occuper les marches du nord pendant dix années, sauf en cas d’agression barbare. Les nobles de toutes les régions de Vonia seraient alors tenus de lui prêter main forte. Enfin, une indemnité de guerre – très lourde – serait versée par la couronne à tous ceux qui avaient à se plaindre d’exactions dues à ses troupes. Il n’avait pas été question des déprédations causées par les rebelles au sein même du pays...
Une des questions les plus difficiles à régler fut celle de l’attitude à adopter vis-à-vis de dame Gamlla de Sandrithar. La plupart des loyalistes ne voulaient pas entendre parler de pardon. Ils exigeaient que Gamlla soit arrêtée et jugée. Kohr s’y opposait violemment, soutenu par Ethi et Perth de Xanta. Il alla jusqu’à menacer de reprendre les armes si l’on prétendait ennuyer son épouse. Après bien des cris et des injures, il fut convenu que la jeune femme ne serait pas poursuivie mais qu’elle serait bannie à tout jamais de la cour. Elle devrait désormais résider en les terres de son mari... « Quel que soit ce mari », ajouta venimeusement un des auditeurs. On rit. Kohr resta de marbre.
*
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Kohr achevait de s’habiller. Une grande cérémonie allait avoir lieu, pour célébrer la paix. En fait, Kohr ne se faisait pas beaucoup d’illusions sur cette paix. Elle ne durerait pas. L’autorité royale était trop affaiblie pour ne pas se voir rapidement contestée par les nobles. Avec amertume, le comte de Varik songeait qu’il était un des artisans de la ruine d’une unité que les rois de Vonia avaient mis des siècles à bâtir et que lui-même chérissait. Qui serait le premier à se rebeller contre la couronne de fer ? Ce ne serait pas lui. Ce ne serait probablement pas le duc Perth, qui retrouvait enfin toute sa puissance. Peut-être Aliès ou Tahl Mussidor... Etrange retournement de situation. Le destin était bien capricieux.
Le jeune homme ceignit son baudrier. Il regarda Gamlla. Son épouse ne portait ni armes, ni armure, mais une simple tunique. Elle l’accompagnerait, en restant cependant à l’arrière-plan. Trop de personnes la haïssaient pour qu’elle désire se faire remarquer. Une fois la cérémonie achevée...
Kohr soupira. Il s’approcha de sa femme, qui lui tournait le dos.
— Gamlla, appela-t-il.
Elle leva les yeux vers lui. Elle était très pâle, les yeux cernés. Un peu plus tôt, elle avait vomi.
— Gamlla, je ne veux pas que tu me quittes, poursuivit-il. Tu n’iras pas avec Ethi.
Elle garda le silence un instant, puis murmura :
— Je ne peux faire autrement.
Il lui saisit la main.
— Tu le peux ! Je suis ton époux, et je n’accepte pas que tu deviennes la compagne d’un autre.
— Je ne le désire pas non plus. Alors... aie pitié de moi et mets fin à mes jours...
— Tais-toi !
Il avait parlé si durement qu’elle tressaillit.
— Cesse de parler de mort, continua-t-il. Je t’aime, je ne te tuerai pas ! Et je ne te laisserai pas partir. Tu es mienne depuis le jour où je t’ai prise sur le champ de bataille ! Tu le resteras !
— Mais... Ethi me veut...
— Il ne t’aura pas ! Jamais ! (Il s’animait.) J’en ai assez. Je suis la risée de tous les seigneurs de Vonia ; et à juste titre, ce qui est pire ! Jusqu’à présent, j’ai supporté cette situation indigne parce que j’avais le souci de la paix ! Maintenant, la paix est signée...
— Et l’enfant ! cria Gamlla.
— Il sera mien, et je tuerai quiconque prétendra le contraire !
— Ethi te déclarera la guerre !
— Qu’il la déclare ! Je n’ai pas peur de lui, ni de son père, ni de tous leurs alliés ! Je n’ai pas besoin d’eux, et s’ils me mettent en courroux, ils subiront le poids de ma colère !
Il serra son énorme poing, juste devant le nez de la jeune femme.
— Kohr... murmura-t-elle. Il y a si longtemps que j’attendais ces paroles... J’avais fini par croire que tu ne les prononcerais jamais... (Elle tomba à genoux devant lui, en pleurs.) Je suis ta femme... A toi et à jamais !
Un instant, Kohr se sentit ivre. Puis tout s’éclaira. La froideur que Gamlla lui avait montrée n’avait été que la forme de son désespoir.
— Gamlla...
Il lui ouvrit les bras. Elle se releva et s’y jeta. Ils s’étreignirent passionnément, s’embrassèrent.
— Mon aimée, lui souffla-t-il à l’oreille. Ma bien-aimée... Toi et moi... nous sommes unis à jamais... comme tu le dis. A jamais !
Elle riait et pleurait tout à la fois. Il la caressait. Il avait l’impression de la retrouver après l’avoir perdue. Mais aussi de se retrouver, lui.
Sans un mot, sans se préoccuper de fermer la porte de leur chambre, il coucha sa compagne sur la table.
— Tu es fou ! Qu’est-ce que tu fais ?
Il la troussa et lui arracha son pagne.
— Je vais te faire ce qu’aucun autre homme ne te fera plus jamais ! Tu vas voir, ma belle !
Elle éclata de rire quand il la prit, noua les jambes derrière ses reins et se laissa aller à son galop furieux...
Kohr et Gamlla arrivèrent en retard à la cérémonie. Leur vêture était en désordre, les cheveux de Gamlla tout ébouriffés et, quand elle gagna l’estrade sur laquelle se tenaient les seigneurs, nombreux furent ceux qui s’aperçurent que la jeune femme n’avait pas de pagne ! On leur jeta des regards auxquels ils répondirent par des sourires de défi. Ethi fit signe à Gamlla de se rapprocher de lui, mais elle répondit en se serrant contre Kohr et en secouant négativement la tête. Ethi blêmit, esquissa le geste de porter la main à son épée ; toutefois, il se retint. Kohr avait lui-même posé la main sur la garde de son arme. Leur manège ne passa pas inaperçu. Il y eut des ricanements...
La cérémonie fut interminable. Les prêtres se succédèrent pour invoquer les dieux, puis Elka fit également un long discours, affirmant closes les vieilles querelles.
On applaudit bruyamment, mais nul n’était dupe de ces belles paroles. Il faudrait du temps, beaucoup de temps pour effacer les souvenirs et la haine, pour panser les blessures.
Enfin, l’assistance soulagée commença à se disperser. Kohr et Gamlla échangèrent un regard. L’heure était venue d’affirmer à chacun que leur union ne se déferait pas :
— Ethi ! appela Kohr.
A ce moment, un groupe d’officiers passa devant les époux, discutant très fort. Brusquement, l’un d’eux bondit, un poignard à la main.
— Meurs, goule immonde ! brailla-t-il.
Kohr tendit la main. Le fer lui déchira le bras et il cria, tandis que son sang jaillissait. Gamlla trébucha. Le couteau se planta entre ses seins. Un second coup l’atteignit au ventre. Un troisième lui ouvrit la gorge.
— Gamlla ! rugit Kohr, comme un fou.
Il dégaina, sans se soucier de sa blessure, abattit son épée sur l’un des militaires, faisant gicler ses tripes. Puis, il esquiva une lame, riposta dans un coup qui pourfendit un second adversaire du menton au nombril.
— Gamlla ! Gamlla !
Il hurlait. On se précipitait sur eux. Les assaillants furent ceinturés, désarmés, le jeune homme également. Il distribua des coups de poings, de pieds, s’arracha aux mains qui voulaient l’immobiliser.
Alors, il tomba à genoux à côté du corps de sa compagne. Des sanglots sans larmes secouaient sa poitrine.
— Gamlla...
Il leva la tête. La foule l’entourait, silencieuse. Elka se trouvait juste devant lui, livide. Sa bouche tremblait.
— Kohr... murmura-t-elle. Kohr Varik...
Il se pencha, baisa les lèvres figées. Puis, doucement, il saisit Gamlla sous les épaules et les genoux et se redressa. Un instant, il resta immobile. Le sang qui ruisselait de sa blessure au bras se mêla à celui qui s’échappait de la gorge tranchée de sa femme.
— Place ! clama-t-il, la voix tonnante. Place à la noble dame de Sandrithar, épouse du seigneur Kohr Varik !
L’assistance s’écarta tandis qu’il sortait au grand soleil, portant le cadavre comme s’il eût voulu l’offrir en sacrifice aux dieux.
FIN